Denise Schmandt-Besserat

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Publié dans James Wright, ed, INTERNATIONAL ENCYCLOPEDIA OF SOCIAL AND BEHAVIORAL SCIENCES, Elsevier, 2014

Abstract

L’écriture – un système de marques graphiques représentant les unités d’une langue spécifique – a été inventée indépendamment au Proche-Orient, en Chine et en Méso-Amérique. L’écriture cunéiforme, créée en Mésopotamie, l’actuel Irak, vers 3200 avant J.-C., a été la première. C’est également le seul système d’écriture dont on peut retracer l’origine préhistorique la plus ancienne. Cet antécédent de l’écriture cunéiforme était un système de comptage et d’enregistrement des marchandises à l’aide de jetons d’argile. L’évolution de l’écriture, des jetons à la pictographie, au syllabaire et à l’alphabet, illustre le développement du traitement de l’information pour traiter de plus grandes quantités de données dans une abstraction toujours plus grande.

Introduction

Les trois systèmes d’écriture qui se sont développés indépendamment au Proche-Orient, en Chine et en Méso-Amérique, ont partagé une stabilité remarquable. Chacun a conservé au fil des millénaires des caractéristiques propres à leurs prototypes d’origine. L’écriture cunéiforme mésopotamienne remonte le plus loin dans la préhistoire, à un système de comptage datant du huitième millénaire avant J.-C., utilisant des jetons d’argile de formes multiples. Le passage des jetons à l’écriture révèle que celle-ci est née du comptage et de la comptabilité. L’écriture a été utilisée exclusivement pour la comptabilité jusqu’au troisième millénaire avant J.-C., lorsque la préoccupation des Sumériens pour l’au-delà a ouvert la voie à la littérature en utilisant l’écriture pour les inscriptions funéraires. L’évolution des jetons vers l’écriture documente également une progression régulière de l’abstraction des données, de la correspondance un à un avec des jetons tangibles tridimensionnels, aux images bidimensionnelles, à l’invention des nombres abstraits et des signes syllabiques phonétiques et enfin, au deuxième millénaire avant J.-C., à l’abstraction ultime du son et du sens avec la représentation des phonèmes par les lettres de l’alphabet.

L’écriture est la principale technologie de l’humanité pour collecter, manipuler, stocker, récupérer, communiquer et diffuser des informations. L’écriture a pu être inventée indépendamment à trois reprises dans différentes parties du monde : au Proche-Orient, en Chine et en Méso-Amérique. En ce qui concerne cette dernière écriture, on ne sait toujours pas comment les symboles et les glyphes utilisés par les Olmèques, dont la culture s’est épanouie le long du golfe du Mexique vers 600 à 500 avant J.-C., sont réapparus dans l’art et l’écriture mayas classiques de 250 à 900 après J.-C. ainsi que dans d’autres cultures méso-américaines (Marcus 1992). Les plus anciennes inscriptions chinoises, datées de la dynastie Shang, vers 1400-1200 avant J.-C., consistent en des textes d’oracle gravés sur des os d’animaux et des carapaces de tortues (Bagley 2004). Les signes hautement abstraits et standardisés suggèrent des développements antérieurs, qui ne sont actuellement pas documentés.

De ces trois systèmes d’écriture, par conséquent, seul le plus ancien, l’écriture cunéiforme mésopotamienne, inventée à Sumer, l’Irak actuel, vers 3200 avant J.-C., peut être retracé sans discontinuité sur une période de 10 000 ans, depuis un antécédent préhistorique jusqu’à l’alphabet actuel. Son évolution est divisée en quatre phases : (a) des jetons d’argile représentant des unités de marchandises étaient utilisés pour la comptabilité (8000-3500 av. J.-C.) ; (b) les jetons tridimensionnels ont été transformés en signes pictographiques bidimensionnels et, comme les anciens jetons, l’écriture pictographique a servi exclusivement à la comptabilité (3500-3000 av. J.-C.) ; (c) les signes phonétiques, introduits pour transcrire le nom des individus, ont marqué un tournant lorsque l’écriture a commencé à imiter le langage parlé et, par conséquent, est devenue applicable à tous les domaines de l’expérience humaine (3000-1500 av. J.-C.) ; (d) avec deux douzaines de lettres, chacune représentant un seul son de la voix, l’alphabet a perfectionné la restitution de la parole. Après l’idéographie, la logographie et les syllabaires, l’alphabet représente une segmentation supplémentaire du sens.

Les jetons comme précurseur de l’écriture

L’antécédent direct de l’écriture mésopotamienne était un dispositif d’enregistrement constitué de jetons d’argile de formes multiples (Schmandt-Besserat 1996). Les artefacts, pour la plupart de formes géométriques telles que des cônes, des sphères, des disques, des cylindres et des ovoïdes, sont retrouvés dans des sites archéologiques datant de 8000 à 3000 avant J.-C. (Fig. 1). Les jetons, utilisés comme compteurs pour garder la trace des marchandises, étaient les premiers codes – un système de signes pour transmettre des informations. Chaque forme de jeton était sémantique et faisait référence à une unité particulière de marchandise. Par exemple, un cône et une sphère représentaient respectivement une petite et une grande mesure de grain, et les ovoïdes, des jarres d’huile. Le répertoire de quelque trois cents types de pions permettait de manipuler et de stocker des informations sur de multiples catégories de marchandises (Schmandt-Besserat 1992).

(Fig. 1) Enveloppe, jetons et marquages correspondants, provenant de Suse, Iran (Courtesy Musée du Louvre,
Département des Antiquités Orientales)

Le système des jetons avait peu de points communs avec le langage parlé, sauf que, comme un mot, un jeton représentait un seul concept. Contrairement à la parole, les jetons étaient limités à un seul type d’information, à savoir les biens réels. Contrairement au langage parlé, le système des jetons ne faisait pas appel à la syntaxe. C’est-à-dire que leur signification était indépendante de leur ordre de placement. Trois cônes et trois ovoïdes, dispersés dans n’importe quel ordre, devaient être traduits par « trois paniers de grains, trois jarres d’huile ». En outre, le fait que les mêmes formes de jetons aient été utilisées dans une vaste région du Proche-Orient, où de nombreux dialectes auraient été parlés, montre que les jetons n’étaient pas basés sur la phonétique. Par conséquent, les biens qu’ils représentaient étaient exprimés en plusieurs langues. Le système de jetons indiquait le nombre d’unités de marchandise en correspondance biunivoque, c’est-à-dire que le nombre de jetons correspondait au nombre d’unités comptées : x jarres d’huile étaient représentées par x ovoïdes. Répéter x fois  » jarre d’huile  » pour exprimer la pluralité ne ressemble pas au langage parlé.

Pictographie : L’écriture comme dispositif comptable

Après quatre millénaires, le système des jetons a conduit à l’écriture. La transition des jetons à l’écriture a eu lieu simultanément à Sumer et en Elam, l’actuel Iran occidental, lorsque, vers 3500 av. J.-C., l’Elam était sous domination sumérienne. Elle s’est produite lorsque des jetons, représentant probablement une dette, étaient stockés dans des enveloppes jusqu’au paiement. Ces enveloppes faites d’argile en forme de boule creuse avaient l’inconvénient de cacher les jetons qu’elles contenaient. Certains comptables imprimaient donc les jetons à la surface de l’enveloppe avant de les y enfermer, afin de pouvoir vérifier à tout moment la forme et le nombre de jetons qu’elle contenait (Fig. 1). Ces marques étaient les premiers signes d’écriture. La métamorphose d’artefacts tridimensionnels en marquages bidimensionnels n’a pas affecté le principe sémantique du système. La signification des marques à l’extérieur des enveloppes était identique à celle des jetons contenus à l’intérieur.

Vers 3200 av. J.-C., une fois le système de signes imprimés compris, les tablettes d’argile – artefacts d’argile solides en forme de coussin portant les empreintes de jetons – ont remplacé les enveloppes remplies de jetons. L’impression d’un jeton en forme de cône et d’une sphère, représentant des mesures de grain, a donné lieu respectivement à un coin et à une marque circulaire qui avaient la même signification que les jetons qu’ils représentaient (Fig. 2). Il s’agissait d’idéogrammes – des signes représentant un concept. Les tablettes imprimées continuaient à être utilisées exclusivement pour enregistrer les quantités de marchandises reçues ou distribuées. Elles exprimaient encore la pluralité dans une correspondance biunivoque.

(Fig. 2) Tablette imprimée comportant un compte de céréales, provenant de Godin Tepe, Iran (Courtoisie du Dr T. Cuyler Young, Musée royal de l’Ontario, Toronto)

Les pictogrammes – signes représentant des jetons tracés au stylet plutôt qu’imprimés – sont apparus vers 3100 avant notre ère. Ces pictogrammes désignant des marchandises marquent une étape importante dans l’évolution de l’écriture car ils n’ont jamais été répétés en correspondance biunivoque pour exprimer la numération. À côté d’eux, des chiffres – signes représentant la pluralité – indiquaient la quantité d’unités enregistrées. Par exemple, « 33 jarres d’huile » était représenté par le signe pictographique incisé « jarre d’huile », précédé de trois cercles imprimés et de trois coins, les chiffres représentant respectivement « 10 » et « 1 » (Fig. 3). Les symboles des chiffres n’étaient pas nouveaux. Il s’agissait d’empreintes de cônes et de sphères qui représentaient autrefois des mesures de grains et qui avaient acquis une seconde signification numérique, abstraite. L’invention des chiffres signifiait une économie considérable de signes puisque 33 jarres d’huile pouvaient être écrites avec 7 plutôt qu’avec 33 marques.

(Fig. 3) Tablette pictographique présentant un compte de 33 mesures d’huile, provenant de Godin Tepe, Iran (Courtoisie du Dr T. Cuyler Young, Musée royal de l’Ontario, Toronto)

En somme, dans sa première phase, l’écriture restait surtout une simple extension de l’ancien système de jetons. Bien que les jetons aient subi des transformations formelles, passant de trois à deux dimensions et de marques imprimées à des signes tracés avec un stylet, le symbolisme est resté fondamentalement le même. Comme les compteurs archaïques, les tablettes étaient utilisées exclusivement pour la comptabilité (Nissen et Heine 2009). C’est également le cas lorsqu’un stylet, constitué d’un roseau à extrémité triangulaire, donne aux signes l’aspect cunéiforme (Fig. 4). Dans tous ces cas, le support a changé de forme mais pas de contenu. Le seul écart majeur par rapport au système de jetons a consisté en la création de deux types de signes distincts : les pictogrammes incisés et les chiffres imprimés. Cette combinaison de signes a initié la division sémantique entre l’élément compté et le nombre.

(Fig. 4) Tablette cunéiforme économique (Courtesy Texas Memorial Museum, The University of Texas at Austin)

Logographie : Passage du visuel à l’auditif

Vers 3000 av. J.-C., la création de signes phonétiques – des signes représentant les sons de la parole – marque la deuxième phase de l’évolution de l’écriture mésopotamienne, lorsque, enfin, le support se sépare de son antécédent symbolique pour imiter le langage parlé. En conséquence, l’écriture est passée d’un cadre conceptuel de biens réels au monde des sons de la parole. Elle est passée du monde visuel au monde sonore.

Avec la formation de l’État, de nouvelles réglementations ont exigé que les noms des individus qui généraient ou recevaient des marchandises enregistrées soient inscrits sur les tablettes. Les noms de personnes étaient transcrits au moyen de logogrammes – des signes représentant un mot dans une langue particulière. Les logogrammes étaient des images facilement dessinées de mots dont le son était proche de celui recherché (par exemple, en anglais, le nom Neil pouvait être écrit avec un signe représentant des genoux pliés « kneel »). Le sumérien étant principalement une langue monosyllabique, les logogrammes avaient une valeur syllabique. Une syllabe est une unité de la langue parlée constituée d’un ou plusieurs sons voyelles, seuls ou avec une ou plusieurs consonnes. Lorsqu’un nom nécessitait plusieurs unités phonétiques, celles-ci étaient assemblées à la manière d’un rébus. Un nom sumérien typique « An donne la vie » combinait une étoile, le logogramme de An, dieu du ciel, et une flèche, car les mots « flèche » et « vie » étaient homonymes. Le verbe n’était pas transcrit, mais déduit, ce qui était facile car le nom était commun.

Les signes phonétiques ont permis à l’écriture de se détacher de la comptabilité. Les inscriptions sur des sceaux de pierre ou des récipients métalliques déposés dans les tombes du  » cimetière royal  » d’Ur, vers 2700-2600 av. J.-C., sont parmi les premiers textes qui ne traitaient pas de marchandises, ne comportaient pas de chiffres et étaient entièrement phonétiques (Schmandt-Besserat 2007).Les inscriptions consistaient simplement en un nom de personne :  » Meskalamdug « , ou un nom et un titre :  » Puabi, reine  » (figure 5). Ces textes funéraires étaient vraisemblablement destinés à immortaliser le nom du défunt, lui assurant ainsi, selon le credo sumérien, la vie éternelle. D’autres inscriptions funéraires ont fait progresser l’émancipation de l’écriture. Ainsi, les statues représentant les traits d’un individu portent des inscriptions de plus en plus longues. Au nom et au titre du défunt succèdent des patronymes, le nom d’un temple ou d’un dieu auquel la statue est dédiée, et dans certains cas, un plaidoyer pour la vie après la mort, incluant un verbe. Ces inscriptions introduisent la syntaxe, rapprochant ainsi l’écriture de la parole.

(Fig. 5) Nom et titre de Puabi gravés sur un sceau retrouvé dans le cimetière royal d’Ur (U10939) (Source : Pierre Amiet, La Glyptique Mésopotamienne Archaïque, Editions du CNRS, Paris 1980, Pl. 90 : 1182)

Après 2600-2500 av. J.-C., l’écriture sumérienne devient un système complexe d’idéogrammes mêlés de plus en plus fréquemment à des signes phonétiques. Le syllabaire qui en résulte – système de signes phonétiques exprimant des syllabes – calque l’écriture sur le langage parlé (Rogers 2005). Avec un répertoire d’environ 400 signes, l’écriture pouvait exprimer n’importe quel sujet de l’activité humaine. Certains des premiers textes syllabiques étaient des inscriptions royales et des textes religieux, magiques et littéraires.

La deuxième phase de l’évolution de l’écriture mésopotamienne, caractérisée par la création de signes phonétiques, a non seulement entraîné la séparation de l’écriture de la comptabilité, mais aussi sa diffusion hors de Sumer vers les régions voisines. Les premières inscriptions égyptiennes, datées de la fin du quatrième millénaire avant J.-C., appartenaient à des tombes royales (Baines 2007). Elles consistaient en des étiquettes en ivoire et des artefacts cérémoniels tels que des masses et des palettes portant des noms de personnes, écrits phonétiquement sous forme de rébus, imitant visiblement Sumer. Par exemple, la palette de Narmer porte des hiéroglyphes identifiant le nom et le titre du pharaon, de ses assistants et des ennemis vaincus. Les signes phonétiques pour transcrire les noms de personnes ont donc créé une voie de diffusion de l’écriture en dehors de la Mésopotamie. Cela explique pourquoi l’écriture égyptienne était instantanément phonétique. Cela explique aussi pourquoi les Égyptiens n’ont jamais emprunté les signes sumériens. Leur répertoire était constitué de hiéroglyphes représentant des éléments familiers dans la culture égyptienne qui évoquaient des sons dans leur propre langue.

La transcription phonétique des noms de personnes a également joué un rôle important dans la diffusion de l’écriture dans la vallée de l’Indus où, pendant une période de contacts accrus avec la Mésopotamie, vers 2500 av. J.-C., une écriture apparaît sur des sceaux où figurent les noms et les titres des individus (Parpola 1994). A son tour, l’écriture syllabique cunéiforme sumérienne a été adoptée par de nombreuses cultures du Proche-Orient qui l’ont adaptée à leurs différentes familles linguistiques et notamment, sémitique (Akkadiens et Eblaïtes) ; indo-européenne (Mitanni, Hittites et Perses) ; caucasienne (Hurriens et Urartiens) ; et enfin, élamite et kassite. Il est probable que les linéaires A et B, les écritures phonétiques de la Crète et de la Grèce continentale, vers 1400-1200 av. J.-C., ont également été influencés par le Proche-Orient.

L’alphabet : La segmentation des sons

L’invention de l’alphabet vers 1500 avant JC a inauguré la troisième phase de l’évolution de l’écriture dans le Proche-Orient ancien (Sass 2005). Le premier alphabet, dit proto-sinaïtique ou proto-cananéen, originaire de la région de l’actuel Liban, tirait parti du fait que les sons de toute langue sont peu nombreux. Il se composait d’un ensemble de 22 lettres, chacune représentant un seul son de la voix, qui, combinées d’innombrables façons, offraient une flexibilité sans précédent pour la transcription de la parole (Powell 2009). Ce tout premier alphabet était en rupture totale avec les syllabaires précédents. Tout d’abord, le système était basé sur l’acrophonie – des signes représentant la première lettre du mot qu’ils désignaient – par exemple, une tête de bœuf (alpu) était  » a « , une maison (betu) était  » b  » (Fig. 6). Deuxièmement, il était consonantique – il ne traitait que les sons de la parole caractérisés par une constriction ou une fermeture en un ou plusieurs points du canal respiratoire, comme b, d, l, m, n, p, etc. Troisièmement, il a rationalisé le système à 22 signes, au lieu de plusieurs centaines.

(Fig. 6) Alphabet proto-sinaïtique (source : Michael Roaf, Cultural Atlas of Mesopotamia, Equinox, Oxford1990, p. 150)

La transition de l’écriture cunéiforme à l’alphabet dans le Proche-Orient ancien s’est déroulée sur plusieurs siècles. Au VIIe siècle avant Jésus-Christ, les rois assyriens dictaient encore leurs édits à deux scribes. Le premier écrivait l’akkadien en cunéiforme sur une tablette d’argile, le second l’araméen dans une écriture alphabétique cursive tracée sur un rouleau de papyrus. Les marchands phéniciens, établis sur la côte de la Syrie et du Liban actuels, ont joué un rôle important dans la diffusion de l’alphabet. Ils ont notamment apporté leur système alphabétique consonantique en Grèce, peut-être dès, ou même avant 800 av. Les Grecs ont perfectionné l’alphabet sémitique en ajoutant des lettres pour les voyelles – des sons de la parole dans l’articulation desquels le canal du souffle n’est pas bloqué, comme a, e, i, o, u. En conséquence, l’alphabet grec de 27 lettres a amélioré la transcription de la parole, puisque tous les sons étaient indiqués. Par exemple, les mots partageant les mêmes consonnes, comme « bad », « bed », « bid », « bud », pouvaient être clairement distingués. L’alphabet n’a pas subi de changement fondamental par la suite.

Les alphabets modernes

Parce que l’alphabet n’a été inventé qu’une seule fois, tous les nombreux alphabets du monde, y compris le latin, l’arabe, l’hébreu, l’amharique, le brahmani et le cyrillique, dérivent du protosinaïtique. L’alphabet latin utilisé dans le monde occidental est le descendant direct de l’alphabet étrusque (Bonfante 2002). Les Étrusques, qui occupaient l’actuelle province de Toscane en Italie, ont adopté l’alphabet grec, en modifiant légèrement la forme des lettres. À son tour, l’alphabet étrusque est devenu celui des Romains, lorsque Rome a conquis l’Étrurie au premier siècle avant Jésus-Christ. L’alphabet a suivi les armées romaines. Toutes les nations qui tombèrent sous la domination de l’Empire romain devinrent alphabétisées dans les premiers siècles de notre ère. Ce fut le cas des Gaulois, des Angles, des Saxons, des Francs et des Allemands qui habitaient la France, l’Angleterre et l’Allemagne actuelles.

Charlemagne (800 après JC) a eu une profonde influence sur le développement de l’écriture latine en établissant des normes. En particulier, une écriture cursive minuscule claire et lisible a été conçue, dont dérivent nos minuscules modernes. L’imprimerie inventée en 1450 a multiplié de façon spectaculaire la diffusion des textes, introduisant une nouvelle régularité dans le lettrage et la mise en page. L’Internet catapulte l’alphabet dans le cyberespace, tout en préservant son intégrité

Écriture : Manipuler les données dans l’abstraction

Au delà des changements formels et structurels subis par l’écriture au cours des millénaires, son évolution a également impliqué des avancées dans la capacité à manipuler les données dans l’abstraction. Au premier stade, le système de jetons, antécédent de l’écriture, abstrayait déjà l’information de plusieurs façons. Premièrement, il traduisait les produits de la vie quotidienne en formes arbitraires, souvent géométriques. Deuxièmement, les compteurs abstrayaient les éléments comptés de leur contexte. Par exemple, les moutons pouvaient être comptabilisés indépendamment de leur emplacement réel. Troisièmement, le système de jetons séparait les données de la personne qui les connaissait. En d’autres termes, un groupe de jetons communiquait directement des informations spécifiques à toute personne initiée au système. Il s’agissait d’un changement important pour une société orale, où le savoir était transmis de bouche à oreille d’un individu à l’autre, face à face. Par ailleurs, le système de jetons représentait concrètement la pluralité, dans une correspondance biunivoque. Trois jarres d’huile étaient représentées par trois jetons, comme c’est le cas dans la réalité. En même temps, le fait que le système de jetons utilisait des compteurs spécifiques pour compter différents éléments était concret – il n’abstrayait pas la notion d’élément compté de celle de nombre. (Certaines expressions numériques anglaises se référant à des ensembles particuliers, comme twin, triplet, quadruplet et duo, trio ou quartet, sont comparables à des nombres concrets.)

Lorsque les jetons étaient imprimés sur les enveloppes pour indiquer les compteurs qui y étaient enfermés, les marques résultantes ne pouvaient plus être manipulées à la main. En d’autres termes, la transmutation des pions tridimensionnels en signes bidimensionnels constituait une deuxième étape de l’abstraction. En supprimant les jetons, les tablettes d’argile ont marqué un troisième niveau d’abstraction puisque les marques imprimées ne reproduisaient plus un ensemble de pions réels. L’invention des chiffres, qui séparent la notion de numératie de celle de l’élément compté, constitue une quatrième étape cruciale de l’abstraction. Les signes exprimant le concept d’unicité, de binarité, etc., ont permis de traiter la pluralité en termes totalement abstraits. A leur tour, les unités phonétiques ont marqué une cinquième étape d’abstraction, puisque les signes ne se référaient plus aux objets représentés, mais au son du mot qu’ils évoquaient.

La phonétique a permis à l’écriture de passer d’un système linguistique représentationnel à un système linguistique conceptuel. C’est-à-dire qu’elle a permis à l’écriture de quitter le domaine des biens réels pour entrer dans le monde des mots et des idées qu’ils représentent. Enfin, le processus qui a commencé avec des idéogrammes exprimant des concepts et des signes phonétiques se référant au son des mots monosyllabiques a atteint la segmentation ultime du sens avec des lettres. Comme l’a défini Marshall McLuhan (1997), l’alphabet est constitué de lettres sans signification sémantique correspondant à des sons sans signification sémantique. L’alphabet a amené le traitement des données à une abstraction finale à deux niveaux.

Conclusion : La stabilité des systèmes d’écriture

L’origine de l’écriture chinoise et le développement de l’écriture méso-américaine sont encore obscurs. L’écriture mésopotamienne, cependant, offre une évolution bien documentée sur une période continue de 10 000 ans. Le système a subi des changements radicaux dans sa forme, a progressivement transcrit le langage parlé avec plus de précision et a traité les données en termes plus abstraits. Cependant, la caractéristique universelle la plus frappante de tous les systèmes d’écriture est leur étonnante endurance, inégalée parmi les créations humaines. L’écriture chinoise n’a jamais eu besoin d’être déchiffrée car les signes ont peu changé au cours des 3400 ans de son existence enregistrée (Xigui 2000). Elle est également toujours restée idéographique, se contentant d’insérer des compléments phonétiques en forme de rébus dans certains caractères. Les glyphes phonétiques des Mayas méso-américains ont conservé le symbolisme initié par les Olmèques au cours du millénaire précédent (Coe et Van Stone 2005). Enfin, lorsque la dernière tablette d’argile a été écrite au Proche-Orient, vers 300 après J.-C., l’écriture cunéiforme était utilisée depuis trois millénaires. Elle remplaçait un système de jetons séculaire qui l’avait précédé depuis plus de 5000 ans ; elle a été remplacée par l’alphabet, que nous utilisons maintenant depuis 3500 ans.

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Glossary

Abstraction : Considérer la propriété d’un élément dissocié de toute instance spécifique.

Comptage abstrait : Lorsque les nombres sont considérés séparément des éléments comptés.

Alphabet : Un système d’écriture basé sur un ensemble de lettres, chacune représentant un seul son parlé.

Comptage concret : l’utilisation de différents ensembles de chiffres pour compter différents ensembles d’éléments.

Cunéiforme : Le système d’écriture développé en Mésopotamie au quatrième millénaire avant Jésus-Christ. L’écriture était réalisée à l’aide d’un stylet triangulaire, qui donnait au trait sa forme angulaire caractéristique.

Logographie : un signe fait référence à un mot.

Numéral : un signe pour écrire un nombre.

Pictographe : Un caractère sous forme d’image représentant soit le son du mot qu’il évoque, soit l’objet représenté.

Syllabaire : Système d’écriture basé sur des caractères représentant chacun une syllabe, ou unité de la langue parlée constituée d’au moins une voyelle avec, parfois, des voyelles ou des consonnes supplémentaires.
Tablette : Morceau d’argile préparé en forme de coussin pour supporter un document écrit.

Ecriture : Système de communication humaine au moyen de signes visuels arbitraires.

Page dernière mise à jour : 2/6/21

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