L’histoire d’Hadès et de Perséphone : Viol et Romance

Les romans graphiques contemporains romancent l’élément du viol dans le mythe de Persophone d’une manière assez étrangère aux sources grecques et romaines de l’histoire, soutient Chloe Warner (’20)

Persephone, par Rachel Smythe, de Lore Olympus, épisode 3 (2018)

L’histoire de l’enlèvement puis du viol de Perséphone, la jeune et belle déesse du printemps, aux mains d’Hadès, le roi des Enfers, est un récit célèbre et déchirant. Tel qu’il est raconté par l’Hymne homérique à Déméter (7e ou 6e siècle avant J.-C.) et, bien plus tard, dans la version canonique du poète romain Ovide (43 avant J.-C. – 17/18 après J.-C.) dans les Métamorphoses, c’est une histoire d’innocence volée et de division d’une famille aimante, dont la seule cause est la luxure rapace d’Hadès.

Il semble évident de dire que leur histoire n’est en rien un récit romantique ou amoureux, puisque leur mariage a eu lieu contre la volonté de Perséphone et sans son consentement. Même Ovide, qui met généralement en avant les aspects comiques de la mythologie au détriment des aspects plus sérieux, souligne encore à quel point l’histoire de Perséphone est cruelle. Il écrit qu’elle était « terrifiée, en larmes », et Cyane, dans son plaidoyer auprès d’Hadès, décrit ce qu’elle a vu de Perséphone comme « cette fille, effrayée et forcée. » (Ovide Métamorphoses 5.399-419) Cependant, de nombreuses adaptations et itérations modernes de leur histoire présentent leur relation comme étant juste cela – aimante et consensuelle. Ce changement ne semble pas se produire avec d’autres histoires de viols mythologiques, ce qui soulève la question de savoir pourquoi les versions modernes de la mythologie grecque insistent pour romancer l’histoire d’Hadès et de Perséphone. Cela peut être dû en grande partie à la ressemblance entre le viol de Perséphone et le conte de la beauté et de la bête. Hadès, peut-être la figure la plus maléfique de la mythologie grecque, remplit bien le rôle de la bête, tandis que Perséphone, une jeune femme douce et innocente, remplit le rôle de la beauté. Ma thèse est non seulement que le viol de Perséphone tend à être romancé dans la culture moderne, mais aussi que cela est dû à la fétichisation de cet archétype de la romance « la beauté et la bête ».

La série hebdomadaire de webcomics Lore Olympus (2018-) de Rachel Smythe est une relecture moderne de la mythologie grecque qui se concentre principalement sur l’histoire d’Hadès et de Perséphone, l’encadrant comme une histoire d’amour à combustion lente. La web-série largement populaire se déroule dans un Olympe moderne où les dieux grecs règnent toujours sur le royaume des mortels et ont adopté les avancées technologiques humaines, comme les voitures et les téléphones. Hadès est un célibataire riche et grincheux et Perséphone est une étudiante qui veut devenir une vierge sacrée. Ils entament une romance timide qui n’a pas encore abouti après quatre-vingt-cinq épisodes en raison de leur différence d’âge et du tabou général de leur accouplement (épisode 1).

Ce tabou est exactement ce qui semble rendre la romance de ces deux personnages mythologiques fascinante. Hadès et Perséphone sont, en un sens, emblématiques de la relation entre le yin et le yang. Ils représentent l’obscurité et la lumière car, si l’on devait simplifier à l’extrême leurs rôles, Hadès est le dieu de la mort et Perséphone est la déesse de la vie. C’est exactement ce sur quoi se base l’archétype de la belle et de la bête. Les opposés étant attirés romantiquement l’un par l’autre est un trope moderne populaire dans le genre de la romance, ce qui semble être la raison pour laquelle il y a une telle fascination pour la relation entre l’ultime et l’original deux opposés polaires étant réunis, que ce soit consensuel ou non.

En ce qui concerne la question du consentement, Lore Olympus traite les aspects problématiques de l’histoire d’Hadès et Perséphone en modifiant la façon dont ils se rencontrent. Lors d’une fête, pendant laquelle Hadès voit Perséphone pour la première fois, il remarque qu’elle est encore plus belle qu’Aphrodite. Aphrodite entend le commentaire d’Hadès et oblige son fils, Eros, à saboter les chances d’Hadès avec Perséphone pour se venger. Ce plan consiste à rendre Perséphone extrêmement ivre et à la placer sur la banquette arrière de la voiture d’Hadès, afin que Perséphone pense qu’Hadès essaie de profiter d’elle. Par ailleurs, Hadès ne remarque pas sa présence avant d’arriver chez lui plus tard dans la nuit. Lorsqu’il le fait, il lui demande où elle habite pour tenter de la ramener chez elle mais, lorsqu’elle est trop délirante pour répondre, il l’emmène dans sa chambre d’amis et se comporte comme un parfait gentleman (épisodes 3-5). Cela ne fait que les rendre plus attachants l’un envers l’autre et leur relation continue à partir de là. Bien que Smythe emprunte de nombreux points d’intrigue à l’histoire originale, comme Zeus facilitant leur union, Lore Olympus modifie encore généreusement leur récit au point qu’il ne semble plus significativement problématique.

Une autre excellente itération de l’histoire d’Hadès et de Perséphone est le roman graphique Epicurus the Sage. Cette série DC Comic en édition limitée, écrite par William Messner-Loebs et encrée par Sam Kieth, est centrée sur le célèbre philosophe Epicurus alors qu’il réfléchit aux vérités derrière les mythes grecs bien connus. Accompagné de Platon et d’Alexandre le Grand, Epicure révèle l’histoire supposée réelle derrière les mythes, encadrant les mythes réels qui sont familiers au lecteur comme des histoires fictives qui ne sont que vaguement basées sur la vérité.

Dans la première des deux éditions de la série, intitulée « Visiting Hades », le personnage d’Epicure visite l’histoire d’Hadès et de Perséphone et explique que l’enlèvement entier était apparemment une façade, bien que cette partie de l’histoire n’ait jamais été écrite. Il décrit ensuite la série d’événements fictivement « réels », selon lesquels Hadès et Perséphone étaient en fait amoureux depuis longtemps avant son prétendu enlèvement, qui était en fait simulé afin de leur donner l’occasion de s’enfuir ensemble. Dans cette version de l’histoire, Déméter était présentée comme une mère autoritaire qui ne permettait pas à Perséphone de poursuivre son véritable amour. Par crainte qu’elle et les autres dieux jugeants n’approuvent pas leur relation publique, le couple a décidé de mettre en scène l’enlèvement de Perséphone afin de pouvoir continuer à profiter de leur relation en privé.

Cet exemple met en évidence le thème de la création d’excuses pour l’enlèvement de Perséphone afin de romancer sa relation avec Hadès. Décorer un cas de viol avec des idées fantaisistes de ce qui peut ou non s’être passé derrière des portes fermées est une vision extrêmement problématique. De plus, agir de la sorte dans le but de rendre romantique la victime et son agresseur est loin d’être une histoire d’amour attachante d’un couple maudit. L’Hymne homérique à Déméter souligne l’absence de consentement de Perséphone : « S’emparant d’elle par la force, il commença à la faire partir sur son char d’or, tandis qu’elle gémissait et criait… » (lignes 19-21, trad. Martin West). Tenter d’idéaliser cet enlèvement odieux en interjetant la possibilité qu’il était simplement faux est un évitement très faible de la question du viol, montrant jusqu’où les représentations modernes de la mythologie vont ridiculement loin pour romancer Hadès et Perséphone.

Bien qu’il soit difficile de déchiffrer le message exact derrière le matériel source grec et romain pour le conte d’Hadès et Perséphone, il reste clair que ce n’est pas le même que celui de Smythe, Messner-Loeb et Kieth. L’enlèvement de Perséphone est un mythe étiologique naturel expliquant les saisons, il est donc tout à fait possible qu’il n’y ait pas eu d’autre message ou morale intentionnels. L’Hymne homérique se concentre beaucoup plus sur la lutte de Déméter pendant l’enlèvement de sa fille que sur Perséphone elle-même, ce qui peut indiquer des thèmes de perte, de deuil et de justice (lignes 130-330). Ovide met également l’accent sur les tribulations de Déméter, mais pas avant d’avoir lourdement consolidé l’injustice dont a été victime Perséphone. Par exemple, lorsque Cyane voit Hadès s’échapper avec Perséphone, elle crie :  » Tu n’iras pas plus loin ! Tu ne peux pas être le gendre de Cérès contre sa volonté. La jeune fille aurait dû être courtisée, et non ravie  » (Ovide 5.414-16, trad. Melville).

Les deux auteurs antiques semblent souligner l’injustice du viol de Perséphone et de son enlèvement ultérieur, ainsi que l’acharnement avec lequel Déméter, le cœur brisé, se bat pour être réunie avec sa fille. Par conséquent, s’il y avait un message central dans ce mythe, cela montre qu’il serait centré sur la façon dont le lien de la famille et de l’amour maternel est inséparable, même face à une injustice flagrante. En outre, même Homère et Ovide ont souligné à quel point l’enlèvement de Perséphone était injuste, ce qui est démontré comme étant très important par la rareté de cette reconnaissance dans d’autres mythes de viol. Cela rend simplement la romantisation de l’histoire encore plus absurde, car même les auteurs qui excusaient souvent les points d’intrigue du viol ont quand même souligné la nature triste et injuste de cet événement.

L’histoire d’Hadès et de Perséphone, malgré le fait qu’il s’agisse d’un cas de viol, est romancée dans les reprises populaires du mythe, souvent en se nourrissant de l’archétype romantique de la beauté et de la bête. Il s’agit d’une altération particulièrement étrange et malsaine du mythe, qui contraste fortement avec les auteurs classiques, qui décrivaient le viol comme une injustice flagrante. Ces exemples, parmi d’innombrables autres, montrent comment les créateurs modernes altèrent les récits classiques de ce mythe afin de les fétichiser à travers la lentille archétypale romantique.

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