La croisade des enfants (1212)
La description suivante de la croisade des enfants est tirée de l’ouvrage classique en trois volumes de Steven Runciman, A History of the Crusades (Cambridge, 1951), Volume III : The Kingdom of Acre and the Later Crusades, pp.139-144. Paul Halsall a inclus un extrait de la Chronica Regiae Coloniensis sur le site Internet Medieval Source Book.
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Un jour de mai 1212 apparut à Saint-Denis, où le roi Philippe de France tenait sa cour, un garçon de berger d’environ douze ans appelé Étienne, originaire de la petite ville de Cloyes dans l’Orléannais. Il apportait avec lui une lettre pour le roi, qui, disait-il, lui avait été donnée par le Christ en personne, qui lui était apparu alors qu’il gardait ses moutons et qui lui avait demandé d’aller prêcher la croisade. Le roi Philippe n’est pas impressionné par l’enfant et lui dit de rentrer chez lui. Mais Etienne, dont l’enthousiasme avait été enflammé par son mystérieux visiteur, se voyait maintenant comme un leader inspiré qui réussirait là où ses aînés avaient échoué. Depuis quinze ans, les prédicateurs parcouraient la campagne en prônant une croisade contre les musulmans d’Orient ou d’Espagne ou contre les hérétiques du Languedoc. Il était facile pour un garçon hystérique d’être infecté par l’idée qu’il pouvait lui aussi être un prédicateur et imiter Pierre l’Hermite, dont les prouesses avaient atteint au cours du siècle dernier une grandeur légendaire. Ne se laissant pas décourager par l’indifférence du roi, il se met à prêcher à l’entrée même de l’abbaye de Saint-Denis et à annoncer qu’il va mener une bande d’enfants au secours de la chrétienté. Les mers s’assècheraient devant eux, et ils passeraient, comme Moïse à travers la Mer Rouge, en sécurité en Terre Sainte. Il était doté d’une éloquence extraordinaire. Les personnes âgées étaient impressionnées, et les enfants accouraient à son appel. Après son premier succès, il entreprit de parcourir la France pour convoquer les enfants, et beaucoup de ses convertis allèrent plus loin pour travailler en son nom. Ils devaient tous se retrouver à Vendôme dans un mois environ et partir de là vers l’Orient.
Vers la fin du mois de juin, les enfants se massèrent à Vendôme. Les contemporains émerveillés parlaient de trente mille, pas un seul n’avait plus de douze ans. Ils étaient certainement plusieurs milliers, venus de tous les coins du pays, parfois de simples paysans, dont les parents avaient souvent accepté de les laisser partir pour leur grande mission. Mais il y avait aussi des garçons de naissance noble qui s’étaient éclipsés de chez eux pour rejoindre Étienne et sa suite de « prophètes mineurs », comme les chroniqueurs les ont appelés. Il y avait aussi des filles parmi eux, quelques jeunes prêtres et quelques pèlerins plus âgés, certains attirés par la piété, d’autres, peut-être, par la pitié, et d’autres, certainement, pour partager les cadeaux dont ils étaient tous couverts. Les bandes entrèrent en foule dans la ville, chacune avec un chef portant un exemplaire de l’Oriflamme, qu’Étienne prit pour la devise de la croisade. La ville ne pouvait pas les contenir tous, et ils campèrent dans les champs à l’extérieur.
Quand la bénédiction des prêtres amis eut été donnée, et que les derniers parents chagrins eurent été écartés, l’expédition se mit en route vers le sud. Ils partirent presque tous à pied. Mais Stephen, comme il sied au chef, insiste pour avoir un chariot joliment décoré pour lui, avec un auvent pour l’abriter du soleil. À ses côtés, des garçons de noble naissance, chacun assez riche pour posséder un cheval. Personne n’en voulait au prophète inspiré de voyager dans le confort. Au contraire, il était traité comme un saint, et les mèches de ses cheveux et les morceaux de ses vêtements étaient collectionnés comme de précieuses reliques. Ils prirent la route de Tours et de Lyon, en direction de Marseille. Ce fut un voyage douloureux. L’été était exceptionnellement chaud. Ils dépendaient de la charité pour leur nourriture, et la sécheresse ne laissait que peu de place dans le pays, et l’eau était rare. Beaucoup d’enfants moururent sur le bord du chemin. D’autres abandonnèrent et tentèrent de rentrer chez eux. Mais enfin, la petite croisade atteignit Marseille.
Les citoyens de Marseille accueillirent les enfants avec gentillesse. Beaucoup trouvèrent des maisons où se loger. D’autres campèrent dans les rues. Le lendemain matin, toute l’expédition se précipita sur le port pour voir la mer se diviser devant eux. Le miracle ne s’étant pas produit, la déception fut amère. Certains des enfants se retournèrent contre Étienne, criant qu’il les avait trahis, et commencèrent à revenir sur leurs pas. Mais la plupart d’entre eux restèrent au bord de la mer, attendant chaque matin que Dieu s’apaise. Au bout de quelques jours, deux marchands de Marseille, appelés, selon la tradition, Hugues le Fer et Guillaume le Cochon, proposèrent de mettre des navires à leur disposition et de les transporter gratuitement, pour la gloire de Dieu, en Palestine. Étienne accepta avec empressement cette offre généreuse. Sept navires furent loués par les marchands, les enfants furent embarqués et partirent en mer. Dix-huit ans passèrent avant qu’on n’ait plus de nouvelles d’eux.
En attendant, les récits de la prédication d’Étienne avaient atteint la Rhénanie. Les enfants d’Allemagne n’étaient pas en reste. Quelques semaines après le début de la mission d’Etienne, un garçon appelé Nicolas, originaire d’un village de Rhénanie, commença à prêcher le même message devant le sanctuaire des Trois Rois à Cologne. Comme Etienne, il déclare que les enfants peuvent faire mieux que les adultes et que la mer s’ouvrira pour leur donner un chemin. Mais, alors que les enfants français devaient conquérir la Terre Sainte par la force, les Allemands devaient atteindre leur but par la conversion des infidèles. Nicolas, comme Pierre, avait une éloquence naturelle et était capable de trouver des disciples éloquents pour porter sa prédication plus loin, dans toute la Rhénanie. En quelques semaines, une armée d’enfants s’était rassemblée à Cologne, prête à partir pour l’Italie et la mer. Il semble que les Allemands étaient en moyenne un peu plus âgés que les Français et qu’il y avait plus de filles avec eux. Il y avait aussi un plus grand contingent de garçons de la noblesse, et un certain nombre de vagabonds et de prostituées peu recommandables.
L’expédition se divisa en deux partis. Le premier, au nombre de vingt mille selon les chroniqueurs, était dirigé par Nicolas lui-même. Il remonte le Rhin jusqu’à Bâle, traverse la Suisse occidentale, passe Genève et franchit les Alpes par le col du Mont-Cenis. Ce fut un voyage ardu pour les enfants, et leurs pertes furent lourdes. Moins d’un tiers de la compagnie qui avait quitté Cologne se présenta devant les murs de Gênes, à la fin du mois d’août, et demanda un abri pour la nuit dans ses murs. Les autorités génoises sont d’abord prêtes à accueillir les pèlerins, mais après réflexion, elles soupçonnent un complot allemand. Elles ne les autorisèrent à rester qu’une nuit, mais celles qui souhaitaient s’installer définitivement à Gênes furent invitées à le faire. Les enfants, qui s’attendaient à ce que la mer se divise devant eux le lendemain matin, étaient satisfaits. Mais le lendemain matin, la mer était aussi insensible à leurs prières qu’elle l’avait été aux Français à Marseille. Dans leur désillusion, beaucoup d’enfants acceptèrent immédiatement l’offre génoise et devinrent citoyens génois, oubliant leur pèlerinage. Plusieurs grandes familles de Gênes prétendirent plus tard descendre de cette immigration étrangère. Mais Nicholas et la plupart des gens sont partis. La mer s’ouvrirait pour eux ailleurs. Quelques jours plus tard, ils atteignent Pise. Là, deux navires à destination de la Palestine acceptent de prendre plusieurs des enfants, qui s’embarquent et qui atteignent peut-être la Palestine, mais on ne sait rien de leur sort. Nicolas, cependant, attend toujours un miracle, et poursuit sa route avec ses fidèles à Rome. À Rome, le pape Innocent les reçoit. Il est ému par leur piété mais gêné par leur folie. Avec une fermeté bienveillante, il leur dit qu’ils devaient maintenant rentrer chez eux. Quand ils seraient grands, ils devraient alors accomplir leurs vœux et aller combattre pour la Croix.
On sait peu de choses du voyage de retour. Beaucoup d’enfants, surtout les filles, ne purent affronter à nouveau les ardeurs de la route et restèrent en arrière dans quelque ville ou village italien. Seuls quelques retardataires retrouvent le chemin de la Rhénanie au printemps suivant. Nicholas n’est probablement pas parmi eux. Mais les parents en colère dont les enfants avaient péri insistèrent pour que l’on arrête son père, qui avait, semble-t-il, encouragé le garçon par vanité. Il fut pris et pendu.
La deuxième compagnie de pèlerins allemands n’eut pas plus de chance. Elle avait voyagé vers l’Italie à travers la Suisse centrale et sur le Saint Gotthard et après de grandes difficultés, avait atteint la mer à Ancône. La mer ne s’étant pas divisée pour eux, ils descendirent lentement la côte est jusqu’à Brindisi. Là, quelques-uns d’entre eux trouvèrent des navires en route pour la Palestine et obtinrent des passages, mais les autres retournèrent et commencèrent à errer lentement. Seul un nombre infime d’entre eux revint enfin dans leurs foyers.
Malgré leurs misères, ils furent peut-être plus chanceux que les Français. En l’an 1230, un prêtre est arrivé en France en provenance de l’Est avec une curieuse histoire à raconter. Il avait été, dit-il, l’un des jeunes prêtres qui avaient accompagné Etienne à Marseille et s’était embarqué avec eux sur les bateaux fournis par les marchands. Quelques jours plus tard, le mauvais temps s’était abattu sur eux et deux des navires avaient fait naufrage sur l’île de San Pietro, au sud-ouest de la Sardaigne, et tous les passagers s’étaient noyés. Les cinq navires qui survécurent à la tempête se retrouvèrent peu après encerclés par un escadron sarrasin venu d’Afrique, et les passagers apprirent qu’ils avaient été amenés là par arrangement, pour être vendus en captivité. Ils furent tous conduits à Bougie, sur la côte algérienne. Beaucoup d’entre eux furent achetés à leur arrivée et y passèrent le reste de leur vie en captivité. D’autres, dont le jeune prêtre, furent expédiés en Égypte, où les esclaves francs se vendaient mieux. Lorsqu’ils arrivèrent à Alexandrie, la majeure partie de la cargaison fut achetée par le gouverneur, pour travailler dans ses domaines. Selon le prêtre, il en restait environ sept cents en vie. Une petite compagnie fut emmenée dans les marchés d’esclaves de Bagdad, où dix-huit d’entre eux furent martyrisés pour avoir refusé d’accepter l’islam. Les jeunes prêtres et les quelques autres qui savaient lire et écrire eurent plus de chance. Le gouverneur d’Égypte, le fils d’al-Adil, al-Kamil, s’intéressait aux langues et aux lettres occidentales. Il les acheta et les garda avec lui comme interprètes, enseignants et secrétaires, sans chercher à les convertir à sa foi. Ils restèrent au Caire dans une captivité confortable, et finalement ce prêtre fut libéré et autorisé à retourner en France. Il raconta tout ce qu’il savait aux parents de ses camarades qui l’interrogeaient, puis disparut dans l’obscurité. Une histoire ultérieure identifia les deux méchants marchands de Marseille avec deux marchands qui furent pendus quelques années plus tard pour avoir tenté d’enlever l’empereur Frédéric pour le compte des Sarrasins, leur faisant ainsi payer en fin de compte la peine de leurs crimes.
Ce ne sont pas les petits enfants qui sauveront Jérusalem. . . .
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